
Ornements blancs et beurre coloré
Devenir d’une forme de sculpture monumentale tibétaine
par Johan Levillain
Nombreuses sont les photographies à montrer des lampes de beurre, dont la douce lumière fait sortir de l’obscurité d’un sanctuaire tibétain les visages dorés de Buddha et de lama de métal. Moins connu, en revanche, est l’usage du beurre comme matériau de sculpture monumentale, qui est pourtant une tradition de longue date au Tibet. Un avenir muséal est-il possible pour ces images périssables dont la réalisation est liée à un contexte précis, et qui sont l’expression d’une profonde originalité et d’un savoir-faire aussi admirable que méconnu ?
Entre offrande et prouesse artistique : une longue tradition de sculpture
La sculpture sur beurre, à ce jour, n’a pas rencontré les faveurs de l’histoire de l’art, qui est davantage interpellée par des matériaux et techniques – qui semblent – plus traditionnels, comme le métal ou la peinture sur toile de coton. Il n’y a pourtant pas exagération à dire que le beurre est un élément central de la culture tibétaine, tant laïque que religieuse. Allié à la tsampa, la farine d’orge grillée, il constitue ainsi la base du régime alimentaire tibétain, au point de se fondre avec l’identité même de ses consommateurs : l’une des définitions les plus admises ne fait-elle pas du Tibétain un mangeur de tsampa [i]?
De surcroît, beurre et tsampa sont combinés pour former le matériau de ce qu’on nomme succinctement sculpture en beurre, dont les origines se confondent avec des usages anciens, consistant à décorer des bols à bière de motifs auspicieux ou à fabriquer des torma, petites figures qui sont proposées comme nourriture ou demeure temporaire aux entités convoquées lors des rituels.
Dans une étude consacrée aux techniques de l’art tibétain, Könchok Tendzin distingue les modestes « ornements blancs » des « offrandes de beurre coloré »[ii] plus sophistiquées , réalisées entre autres lors des festivités de la grande prière (Mönlam chenmo) qui célèbrent le nouvel an tibétain (fig. 1). Elles sont plus précisément associées aux pratiques des grands centres monastiques gelugpa [iii]. L’érudit et lama tibétain Tsongkhapa (1357-1419), fondateur de l’ordre gelugpa (fig. 2), a présidé à la première de ces festivités, en 1409 à Lhassa . Sa biographie, rédigée par Khedrup Jey (1385-1438), garde le souvenir de ce premier festival dont les quinze jours d’ouverture sont l’occasion de procéder à des offrandes d’une variété sans égal – or, argent, tissus précieux, nourriture… – et parmi lesquelles le beurre a déjà une place de choix : les lampes à beurre y prennent des proportions monumentales et des motifs sculptés dans le beurre sont renouvelés chaque jour.


Parmi les témoignages occidentaux de ces festivités, qui sont accompagnés de photographies et précèdent l’arrivée du gouvernement communiste chinois au Tibet en 1959, on relève ceux de Hugh Richardson (1905-2000), officier à la tête de la dernière mission britannique à Lhassa (1947), et Joseph F. Rock (1884-1962), qui traversa le sud-ouest de la Chine et l’est du Tibet entre 1922 et 1949, pour ses recherches en botanique.
Le quinzième jour du Mönlam chenmo, H. Richardson a assisté à Lhassa au festival appelé Chönga chöpa, « les offrandes du quinzième » [vi]. L’après-midi, moines et laïcs érigent des échafaudages en bois dépassant le toit des maisons, avant d’y fixer des morceaux de cuir devant servir de support à un décor de beurre sculpté très élaboré et coloré, déclinant toutes sortes de personnages, créatures et motifs auspicieux, l’ensemble formant un chöpa. Les photographies prises par J.F. Rock au monastère de Chone font merveilleusement écho à la description de l’officier britannique (figs. 3 et 4). Le soir, éclairées par des centaines de lampes à beurre, ces offrandes monumentales défilent et, à Lhassa, la plus belle réalisation est élue par le Dalaï Lama en personne. Elles sont finalement démantelées et le beurre distribué [vii].
La sculpture sur beurre monumentale est ainsi liée à une fête de première importance, instaurée par l’ordre monastique le plus influent du Tibet depuis le XVIIe siècle et qui occasionne le plus grand rassemblement de pèlerins de l’année [viii]. Rien d’anecdotique, donc, dans cette pratique artistique qui allie le sens des formes et de la couleur, qui ne sacrifie pas le détail à la monumentalité et qui demande dextérité et abnégation à celles et ceux dont les doigts doivent rester froids pour pouvoir modeler la matière.
“[...]Il n’y a pourtant pas exagération à dire que le beurre est un élément central de la culture tibétaine, tant laïque que religieuse."
Le musée ou le folklore ? La difficile conservation du périssable
Souvent ce qui n’a pas trouvé le chemin des manuels d’histoire de l’art n’a pas trouvé celui des salles de musée. Pour autant, doit-on souhaiter que la tradition tibétaine de la mise forme et en couleurs du beurre soit muséalisée et extraite de son contexte d’usage ? On pourrait tout à fait accepter cette leçon sur l’éphémère qui commande également à la réalisation de mandala en sables colorés ou d’objets rituels en os humain, et qui trouve un écho dans la confection d’images en beurre. En outre, ce que nous appelons volontiers des « sculptures » restent avant tout des offrandes et participent d’enjeux sociaux importants. Ainsi, les torma, qui continuent d’être fabriquées partout au Tibet, ont vocation à être finalement consommées ou dispersées (fig. 5 [ix]) : comment muséaliser ce qui se veut éphémère ? Le mieux serait encore de prendre leur avis aux premiers intéressés. Rappelons cependant que le Mönlam chenmo a été par deux fois interdit au Tibet, en 1966 puis en 1990, après un bref rétablissement en 1986 [x]. Avec la disparition du caractère officiel de ces festivités, c’est la pratique de la sculpture sur beurre qui, par ricochet, peut être amenée à disparaître, au moins dans ses avatars les plus monumentaux.
Comment muséaliser ce qui se veut éphémère ?



La tradition semble être entretenue là où le climat ne s’y prête pourtant pas, dans les monastères tibétains implantés au Népal et en Inde. La pratique se poursuit également en République Populaire de Chine, où les images, appelées « fleurs de beurre », sont certes toujours spectaculaires mais prennent en même temps une allure beaucoup plus sinisée (fig. 6). Le risque étant bien sûr, comme à chaque fois qu’il s’agit de développer l’économie par le tourisme, de s’engager dans un processus de folklorisation qui modifie l’authenticité des pratiques d’origine.
Les musées ont su montrer de l’intérêt pour des formes de patrimoine moins « canoniques » et sont maintenant à même de conserver, quand ils en ont les moyens, des matériaux périssables : le Mucem à Marseille, par exemple, compte dans ses collections une saisissante maquette de l’hôtel de ville de Mézières réalisée en saindoux (graisse de porc) à la fin des années 1930. Encore faut-il être sensibilisé à la question, même dans les musées susceptibles d’accueillir ce type d’objet, et surtout être en contact avec des centres monastiques gelugpa qui peut-être entretiennent la pratique de la sculpture sur beurre en dehors du Tibet. S’il faut en passer par l’argument esthétique pour lever les dernières résistances, qu’on laisse parler ces images dont la beauté rivalise avec leurs homologues de métal, de bois ou de toile.
Images :
- J. F. Rock, Sculpture en beurre représentant le bodhisattva Tchenrezi (1926) Monastère de Chone © École française d’Extrême-Orient EFEO_CHI07973
© École française d’Extrême-Orient EFEO_CHI0797
- Peinture portative représentant Tsongkhapa, Tibet central, XIXe siècle © Rubin Museum of Art, From the Collection of Mr. and Mrs. Walter Warren Wilds
- J. F. Rock, Mise en place d’un chöpa (1926) Monastère de Chone © École française d’Extrême-Orient EFEO_CHI08078
- J. F. Rock, Sculptures sur beurre montées sur des structures monumentales en bois (chöpa) (1926) Monastère de Chone, © École française d’Extrême-Orient EFEO_CHI07957
- Torma, Lhasa, Tibet Central
© Jean-Baptiste Georges-Picot
- Sculpture en beurre, Xining, Qinghai Province, PRC © Wikicommons
Plus d'informations
Nous remercions Jean-Baptiste Georges-Picot, doctorant en tibétologie, pour ses précieuses remarques et recommandations bibliographiques.
[i] Pommaret 2002, p. 13.
[ii] Tedzin 1994, pp. 219-221. Merci à Jean-Baptiste Georges-Picot pour la traduction des pages consacrées à la sculpture sur beurre. On se demande à laquelle de ces deux catégories rattacher les torma.
[iii] Les Gelugpa ou Gelukpa, « ceux à la conduite vertueuse », parfois improprement appelés les « bonnets jaunes », forment un ordre monastique créé vers le début du XVe siècle grâce à une synthèse de trois traditions antérieures, celles des Kadampa, des Sakyapa et des Kagyüpa, accomplie par le lama Tsongkhapa. Ils mettent l’accent sur la discipline monastique, la philosophie, le débat, tandis que les textes et les pratiques les plus tantriques sont réservés à une élite de fin d’études, redéfinissant par-là un chemin spirituel graduel. Le Dalaï Lama, nominé par un système de réincarnation, est à la tête de cet ordre, avant de devenir également le chef temporel du Tibet en 1642 sous l’action du « Grand Cinquième », le cinquième Dalaï Lama Lobzang Gyatso (1617-1682), jusqu’au milieu du XXe siècle. Kapstein 2015, pp. 207-272.
[iv] La future capitale du Tibet unifié en 1642 et siège du Dalaï Lama.
[v] Pour un résumé de ce récit, voir Dorje, Tsering, Stoddard, Alexander 2010, pp. 187-189.
[vi] Richardson 1993, pp. 27-30.
[vii] Pour un autre type de festivité, cette fois davantage lié aux oracles et à « l’exorcisme » de l’année passée, faisant intervenir de monumentales effigies de beurre destinées à être enflammées, voir Richardson 1993, pp. 68-70.
[viii] Donnet, Privat, Ribes 1992, p. 37.
[ix]Sur cette photographie, la torma tout à gauche figure l’offrande terrible des cinq sens, représentés par les organes mêmes (yeux, langue, nez…). Cette iconographie, la dominante de rouge et les formes aux contours aigus indiquent que l’offrande est ici destinée à une divinité courroucée. Dans ce cas précis, des substances comme du sang ont pu être ajoutées au beurre et à la tsampa. Précisions apportées par l’auteur de la photographie.
[x] Pour des photographies de l’évènement en 1986, voir Dorje, Tsering, Stoddard, Alexander 2010, pp. 182-183.
Bibliographie
Donnet Pierre-Antoine, Privat Guy, Ribes Jean-Paul, 1992: Tibet : des journalistes témoignent, Paris, l’Harmattan.
Dorje Gyurme, Tsering Tashi, Stoddard Heather and Alexander André, 2010: Jokhang, Tibet’s most sacred Buddhist Temple, London and Bangkok, Edition Hansjorg Mayer.
Kapstein Matthew, 2015: Les Tibétains, Paris, Les Belles Lettres.
Pommaret Françoise, 2002: Le Tibet, une civilisation blessée, Paris, Gallimard.
Richardson Hugh, 1993: Ceremonies of the Lhasa Year, London, Serindia Publications.
Tedzin Könchok, 1994: bZo gnas skra rtse’i chu thigs [On different technological aspects of traditional Tibetan arts and crafts (śilpaśāstra)], Pékin.