
Trois corps indiens dans un imaginaire occidental
les Yoginī de Kāñcīpuram au musée Guimet
par Johan Levillain
La manière dont a été dispersé en Occident un groupe d’images sud-indiennes représentant des divinités féminines à l’allure féroce expose avec une grande netteté des mécanismes coloniaux dont nos musées sont encore largement tributaires aujourd’hui. Dans le cas précis des “yoginī de Kāñcīpuram”, cependant, un élément reste à mettre en lumière au-delà de l’arrachement d’images à leur terre d’origine et leur installation dans un cadre muséal qui peine à restituer l’atmosphère dense et singulière de leurs sanctuaires. Il s’agit de montrer, d’une nouvelle façon, comment les propres références visuelles de l’Occident sont recréées à travers les images de l’Autre.
Une sauvage différence
Les trois yoginī du musée Guimet font partie d’un plus large groupe de sculptures, aujourd’hui éparpillé pour bonne part entre les deux rives de l’Atlantique – Europe et Amérique du Nord – tandis que quelques-unes seulement sont restées sur le sol indien. Si cet ensemble sculpté comporte entres autres des images de divinités masculines aisément reconnaissables – Śiva et Skanda – et de divinités féminines relativement bien connues – des mātr̥kā – il a cependant été principalement étudié pour ces mystérieuses images de yoginī. Monumentales, saisissantes d’expressivité et d’une exécution plastique remarquable, elles forment la majeure partie de ce groupe dont on ignore quelle était (ou aurait dû être) l’envergure en son temps. Le terme sanskrit yoginī est souvent utilisé pour désigner ces divinités féminines qui hantent les marges de l’univers hindou orthodoxe, qui jouissent de pouvoirs redoutables ainsi que d’une beauté ensorcelante, volontiers déformée par un rictus de fureur, et qui, par-dessus tout, sont l’expression d’une colère divine suscitant autant le respect que l’effroi.
Les conditions d’extraction équivoques de ces images de leur contexte villageois au début du XXe siècle par Gabriel Jouveau-Dubreuil nous empêchent malheureusement de les associer avec certitude à un lieu de provenance précis au Tamil Nadu. À défaut, ces déesses sont le plus souvent appelées les “yoginī de Kāñcīpuram”, du nom de la ville principale de la région dont elles sont issues.
Ce qui est certain, en revanche, est que le marchand d’art C. T. Loo avait reçu dans sa boutique parisienne, entre 1926 et 1927, onze yoginī, trois mātr̥kā, le Śiva et deux figures de gardiens appartenant à cet ensemble. En 1933, les premières pièces à être écoulées sont le Śiva, acheté par le musée des Beaux-Arts de Boston, et trois yoginī, offertes par C. T. Loo au musée Guimet, après sélection par le conservateur Joseph Hackin. Les autres pièces furent achetées progressivement par des établissements publics et des collectionneurs fortunés se constituant leurs fonds personnels, par la suite offerts à des institutions muséales. À ce jour, la collection du musée Guimet est la plus riche de pièces de cet ensemble éclaté.


Les détails de l’histoire de ces sculptures – depuis leur création jusqu’à leur dispersion – sont racontés dans la magistrale monographie Scattered Goddesses, Travels with the Yoginis rédigée par Padma Kaimal, historienne de l’art spécialiste de l’Inde méridionale . L’autrice explique avec justesse que l’envoi de ces pièces à Paris était certes partiellement motivé par une sincère admiration pour un art que quelques esprits éclairés voulaient mettre en compétition avec les notions très étroites de beaux-arts eurocentrés, mais qu’il était également commandé par d’inévitables mécanismes colonialistes. En effet, le comportement de l’Occident vis-à-vis de ces corps féminins est celui d’un vainqueur ayant ramené dans ses musées, aux imposantes colonnades, des images qui symbolisent, pense-t-on, par leur sauvage différence et leur puissance érotique, une altérité sous contrôle. Preuve en est, ce sont les yoginī aux allures les plus féroces qui trouvèrent le plus vite acquéreur, comme si elles incarnaient mieux que leurs consœurs d’aspect plus serein la quintessence d’une culture brute et mystérieuse.
Sans surprise, la yoginī exprimant un courroux d’une même intensité que celles de Guimet fut la suivante à entrer dans une collection muséale européenne, au British Museum, qui l’acheta en 1955. Pour certains, il s’agit même de la plus terrible de toutes , avec son sceptre à tête de mort et sa boucle d'oreille décorée d’une main tranchée. Pour autant, elle ne fut pas sélectionnée par le musée parisien. Peut-être le style des trois images choisies en 1933 a-t-il été jugé plus homogène – voir les cheveux notamment – ou bien la déesse à la main coupée était-elle trop terrible encore ? L’image semble avoir effectivement ébranlé G. Jouveau-Dubreuil et nous ne résistons pas à l’envie de reproduire sa “savoureuse” description de cette yoginī, en respectant son style télégraphique : “elle représente la mangeuse d’enfants remarquez la boucle d’oreille qui est une main coupée d’enfant Elle portait [à] sa bouche une main d’enfant. On voit encore les petits doigts d’enfant près de la bouche mais ce tableau a indigné les hommes qui ont exprès (sic) cass[é] la main près de la bouche on voit encore les petits doigts d’enfant sur la bouche”. Si ce tableau prête à sourire aujourd’hui, il ne laisse pas de surprendre de la part d’une figure de connaisseur qui finalement conclut au sujet du groupe des yoginīs dans son entier : “ce qui constitue l’intérêt religieux de ces statues c’est que ces statues servaient à un culte très étrange et très curieux : c’est l’adoration des vices”.
Selon nous, un autre élément permet d’expliquer à la fois pourquoi J. Hackin a sélectionné trois sculptures pour le musée Guimet et pourquoi ces trois-là en particulier. Il s’agit du souci d’individualisation des corps cher au sculpteur tamoul des IXe-Xe siècles et qui est succinctement évoqué par Odette Monod dans son guide des collections du musée Guimet, où elle attire l’attention du visiteur sur le fait que “trois âges différents de la vie d’une femme sont évoqués ici avec un réalisme assez exceptionnel”. L’autrice ne va pas plus loin, puisque son ouvrage, une aide à la visite, n’a pas vocation à être polémique.



Pour autant, cette brève remarque suggère que le nombre même des images choisies pour le musée Guimet n’a rien d’anodin : les trois yoginī réactivent l’imaginaire occidental qui s’est construit autour du “mythe” des trois étapes de la vie d’une femme. Il trouve de fréquentes attestations dans la peinture et la sculpture en Occident depuis la Renaissance, comme le montrent les œuvres de Hans Baldung (fig. 5), Carlo Zatti, Hyppolite Coutau, Mateo Inurria Lainosa, Gustav Klimt ou encore Edvard Munch. Il semble même encore vivace à l’époque où les images indiennes entrent dans les collections nationales françaises.
Le schéma iconographique des « trois âges », qui le plus souvent propose une réflexion sur la mort et l’écoulement du temps, juxtapose un bébé ou une jeune fille virginale, une femme au corps pleinement formé, exubérante de féminité selon les exemples, et enfin une femme âgée à la beauté flétrie. Ce triptyque trouve un écho indéniable dans la disposition des yoginī du musée Guimet. Véritable point d’orgue de la galerie indienne depuis la réouverture du musée en 2001, les yoginī mettent en scène, de droite à gauche, la jeune fille au buste étroit, la femme, imposante et à la poitrine lourde, et enfin la vieillarde ridée, aux seins tombants et au cou strié de tendons. La ressemblance avec une lithographie de Munch est à ce titre particulièrement troublante, notamment dans la femme centrale représentée dans une nudité fière, presque agressive, et auréolée de sa chevelure détachée.
Si le parcours de ces sculptures au XXe siècle rend compte des réalités matérielles du colonialisme – entre domination politique et érotique de l’Autre – leur mode d’exposition au musée Guimet traduit en plus la manière dont l’Occident a pu se reconnaître, plus ou moins consciemment, dans des images venues d’ailleurs. Encore aujourd’hui, la présentation des yoginī est orchestrée selon des références culturelles tout à fait occidentales et dans des écrins architecturaux aux allures le plus souvent néoclassiques, qui peinent à restituer l’atmosphère dense et singulière des sanctuaires où ces déesses furent adorées.

Plus d'informations
Images :
- Yoginīs, région de Kāñcīpuram, Tamil Nadu (Inde), fin IXe-début Xe siècle. Musée Guimet (MG 18506, 18508, 18507). Photo Johan Levillain
- Yoginī, région de Kāñcīpuram, Tamil Nadu (Inde), fin IXe-début Xe siècle. British Museum (1955, 1018.2) © The Trustees of the British Museum
- Hans Grien Baldung, The Ages and Death (1541-1544). Museo del Prado © Museo del Prado
- Edvard Munch, Women in three stages (c. 1899) © Wikicommons
[i] Onze yoginī sont localisées à ce jour. Johanna E. van Lohuizen-de Leeuw avance l’hypothèse qu’elles devaient former un ensemble de seize, se fondant sur des textes anciens mentionnant l’existence de seize mères (ṣoḍaśamātṛkā). LOHUIZEN-de LEEUW 1990, p. 19. On peut cependant imaginer que leur groupe s’élevait à soixante-quatre images, qui est le nombre de niches le plus souvent aménagées dans les temples dédiés aux yoginī encore conservés (Khajuraho, Hirapur, Ranipur-Jharial, Mitaoli). DEHEJIA 1986. Il est également tout à fait possible que cet ensemble ait été composé d’un nombre original d’images ou encore qu’il ait été inachevé.
[ii] HARLE 2000, p. 287.
[iii] Charlotte Schmid, Charlotte Schmid, dans une démonstration convaincante, identifie Tirumēlccēri comme village d’origine du groupe sculpté. SCHMID 2013.
[iv] KAIMAL 2012.
[v] Voir la yoginī de la Freer Gallery de Washington et celle de l’Institute of Arts de Minneapolis.
[vi] HARLE 2000, p. 297.
[vii] Reproduced in HARLE 2000, p. 297.
[viii] Gabriel Jouveau-Dubreuil (1885-1945), professeur au Collège colonial de Pondichéry, est considéré comme un pionnier dans l’histoire de l’art du sud de la péninsule indienne. Il publie notamment en 1914 une Archéologie du Sud de l’Inde et le musée Guimet doit une bonne part de sa collection d’images de l’Inde méridionale à ses envois.
[ix] MONOD 1966, p. 91.
Bibliography
DEHEJIA Vidya, 1986: Yogini Cult and Temples: A Tantric Tradition, New Delhi, National Museum
HARLE James, 2000: « Finding the Kāñcī Yoginīs », Silk Road Art and Archaeology, vol. 6, pp. 285-298
KAIMAL Padma, 2012: Scattered Goddesses: Travels with the Yoginis, Ann Arbor, Association for Asian Studies
LOHUIZEN-DE LEEUW (van) Johanna E., 1990: « Mother Goddesses in Ancient India », Folia Indica, Naples, Association of South Asian Archaeologists in Western Europe
MONOD Odette, 1966: Le Musée Guimet, Paris, Editions des Musées Nationaux
SCHMID Charlotte, 2013: « Aux frontières de l’orientalisme, Scattered Goddesses, Travels with the Yoginis », Arts Asiatiques, vol. 68, pp. 135-152