
La cacique de Sutatausa
Une histoire de résilience
par Agathe Torres
L'église doctrinale Saint Jean-Baptiste à Sutatausa en Colombie est accessible au public après restauration depuis peu. A l'intérieur, se trouve une fresque syncrétique représentant une indigène muisca dans un rituel de prière chrétienne. Cette représentation d'une qualité exceptionnelle, au delà du témoignage archéologique, nous raconte l'histoire de la résilience d'un peuple dans la conservation de ses traditions, vent debout face au temps, aux destructions, aux oppresseurs.
Il était une fois une église, en apparence tout-à-fait commune, dans le village de Sutatausa (Cundinamarca) à une centaine de kilomètres de Bogotá et quelques 2500 mètres d'altitude. Cette église, peu de gens la connaissent, même parmi les Colombiens. Pourtant, elle renferme un patrimoine matériel incommensurable pour ce territoire, un condensé du passé, que l'histoire a effacé. Dans ce village de quelques 5000 habitants, cohabitent des peintures rupestres de populations indigènes vestiges, notre église doctrinale syncrétique et une ancestrale tradition textile. Tous ces éléments sont des pièces du puzzle qu'est l'histoire saccadée et meurtrie de la population locale.
Réécriture historique
Notre histoire commence sur les hauteurs de cet altiplano, où vit depuis le VIIIe siècle une population que les colons dénommèrent les Muiscas. Ce peuple est resté tristement célèbre pour avoir été brutalement décimé alors qu'il tentait de résister à l'envahisseur, au XVIe siècle. Etrangement, ils sont restés moins célèbres que les Gaulois, cela même dans leur propre nation, où l'on aime raconter l'histoire d'un « suicide collectif » de près de 5000 indigènes, plutôt que de parler de génocide. Mourir pour sa liberté est une notion bien plus romantique que celle de se faire couper les mains, les pieds et les jambes par le colon espagnol, dont on préfère se laver les mains de la barbarie systématique et systémique. Ceux qui survivent à cette élimination sont amenés dans des « villages d'indiens » - un modèle similaire à celui des « réserves » des Amérindiens - et on se consacre à les évangéliser. Des églises doctrinales sont érigées, destinées à la christianisation des populations locales, et parmi elles, l'église Saint Jean-Baptiste de Sutatausa, qui a le mérite de nous avoir laissé un des rares témoignages tangibles du peuple muisca de la période de la Conquête.


Une intruse dans la fresque
Lors de la restauration de la chapelle aux alentours de 1995, les restaurateurs démasquent un ensemble de peintures murales, datées du XVIIe siècle, d'iconographie chrétienne. Parmi les scènes classiques du Chemin de Croix, on peut voir sur un côté une cacique muisca, repliée en position d'orante et tenant dans ses mains un rosaire. Elle est vêtue d'une remarquable étoffe ou manta, décorée de motifs clairement identifiables comme indigènes, et qui ne sont pas sans rappeler les motifs rupestres de la région. La conservation exceptionnelle de cette fresque, dont on distingue chaque ligne, nous donne un exemple unique de ce qu'était la préciosité des vêtements muiscas, textiles d'une infinie finesse, dont la tradition perdure encore aujourd'hui, non sans difficultés, dans la région.
Dans ce village de quelques 5000 habitants, cohabitent des peintures rupestres de populations indigènes vestiges, notre église doctrinale syncrétique et une ancestrale tradition textile.
Un témoignage exceptionnel de conservation des traditions muiscas
Au delà de l'image d’Épinal de syncrétisme que peut représenter cette jeune femme à la peau sombre, arborant un habit traditionnel indigène tout en pratiquant un rituel religieux chrétien, cette fresque est aussi un témoignage de la présence des traditions textiles muiscas encore au XVIIe siècle dans la région. La richesse du tissu qui identifie la jeune femme comme une cacique nous affirme qu'un système hiérarchique sociétal organisé existait encore dans cette population bien après la Conquête, alors même que les populations indigènes étaient recluses et qu'on leur interdisait la pratique de leur culture et leurs traditions.
La fresque a bien ici un but évangélisateur qui consiste à utiliser des représentations du culte propre et à les mêler à celles du culte imposé, avec un objectif d'identification des spectateurs. Cependant, les colons eurent tendance à rendre invisible toute trace des traditions locales, afin d'en effacer petit à petit la signification. On peut donc être agréablement surpris de l’existence de cette représentation qui vient témoigner de la survie de certaines traditions indigènes dans un territoire aussi traumatisé que celui de Sutatausa. Notons également la maîtrise de l'artiste, indubitablement indigène, qui semble encore maîtriser avec précision les traditions de ses ancêtres et l'iconographie de son peuple, bien qu'il soit impossible de dire si ledit tissu était fabriqué récemment ou un héritage miraculeusement conservé des générations antérieures.



Epilogue
A Sutatausa aujourd'hui, seul 1,9% de la population se reconnaît comme indigène. La ville est un exemple de ce qu'est la mémoire d'un territoire colonisé. Les pistes de son histoire ont été brouillées, et ce qui devrait être la mémoire collective des habitants devient une énigme dont il faut démêler les fils pour retracer l'histoire. Quand sa propre histoire n'a subi aucune interruption, aucune perte, on ne fait pas l'effort de se rendre compte de ce que de telles lacunes peuvent représenter pour l'existence d'un peuple. C'est en éliminant la mémoire d'un peuple qu'on le supprime de la carte. Le travail des archéologues, des scientifiques, des historiens d'art, des professeurs est aussi celui de retisser ces liens, retrouver cette « identité perdue », cette « mémoire interrompue » pour reprendre les termes de Diego Martinez Celis, dont le travail a inspiré la rédaction de cet article, afin de la rendre à ceux qui en ont été privés.
Plus d'informations
Martínez Celis, Diego. Arte rupestre, tradición textil y sincretismo en Sutatausa (Cundinamarca), Rupestreweb.
Porras, Yessica. Church of St. John the Baptist at Sutatausa: Indoctrination and Resistance. Submitted as an Undergraduate Honors Thesis for the Department of History of Art University of California, Berkeley, 2014.
Gómez Aguaquiña, Manuel and Facundo Manuel Saravia. “Culta y Lengua Muisca para “dummies”” online presentation, February 2, 2021.