
Meghann O’Brien
Unir le monde de l’art en tissant
par Louise Deglin
Meghann O’Brien, également connue sous le nom de Jaad Kuujus, est une artiste textile d’origine kwakwaka’wakw, haïda et irlandaise. Son travail, ancré dans le tissage de laine et d’écorce de cèdre, matérialise la toile qui la relie à sa communauté, à ses ancêtres et à la terre. Meghann, anciennement snowboardeuse de haut niveau, n’a pas commencé cette pratique dans l’intention de devenir artiste. Mais, portée par le processus, elle a depuis élevé cette forme d’art traditionnelle à un niveau exceptionnel d’expertise et de complexité.
Apprendre et partager des formes d’art traditionnelles
Meghann commence à tisser intuitivement, voire fortuitement. Elle découvre cette pratique durant l’été 2007, alors qu’elle cueille des plantes et baies sur la terre originelle de sa communauté, étant donné son intérêt de longue date pour la nutrition et l’herboristerie. C’est après avoir appris que ses ancêtres utilisaient pour la cueillette des paniers avec un mecapal, portés autour du front afin que les deux mains soient libres pour se déplacer et récolter, que Meghann se met à tisser. Elle n’a pas encore de mentor, et apprend d’elle-même à recréer l’un de ces paniers à l’aide d’écorce de cèdre, une fibre couramment utilisée dans le tissage haïda. À cette époque, Meghann n’a aucune idée qu’elle pourrait trouver un acheteur pour ses créations. Les objets en tissu ou vannerie, tels que les chapeaux en écorce de cèdre, n’étaient alors utilisés que rarement lors de cérémonies.
Après avoir tissé son premier panier, Meghann est présentée au chef héréditaire Beau Dick, un artiste exceptionnel kwakwaka’wakw et mentor occasionnel de Meghann. Elle passe alors beaucoup de temps chez lui, entourée de sculpteurs sur bois. « Je me souviens être assise chez lui entourée de sculpteurs travaillant ensemble toute la journée, fumant, bavardant et écoutant de la musique. » La maison de Beau n’est pas seulement un atelier, mais aussi un lieu de rassemblement communautaire, de sculpture, de cuisine, et de tissage. Meghann est présentée à la fille de Beau, Kerri, qui la prend sous son aile cet automne-là. Elle forme Meghann au tissage en écorce de cèdre, et de là, elle la présente à sa mère, Sherri, et au maître tisserand tsimshian William White, qui lui enseignent les techniques Raven’s Tail et Chilkat au cours des trois années qui suivent.


Cet étroit réseau communautaire, tissé à travers la formation de Meghann, est la principale raison pour laquelle l’artiste prône fortement la pratique des formes d’art traditionnelles amérindiennes. Pour elle, ces pratiques artistiques sont essentielles pour sa culture. Elles font partie d’une société holistique, où tout est interconnecté. Elle conçoit ce processus de transmission comme celui de graines qui sont plantées, poussent et, à leur tour, produisent de nouvelles graines.
Meghann aimerait elle-même transmettre ces techniques traditionnelles, mais elle ne se sent pas en mesure de devenir une figure d’autorité. Pour elle, « Ces traditions s’accompagnent de rigueur et de respect que je ne veux pas imposer à quelqu’un, mais en même temps je ne veux pas les enseigner de façon incomplète ou à quelqu’un qui serait irrespectueux ». Il y a un fort sentiment de responsabilité qui vient avec le fait d’être une gardienne de ce patrimoine culturel. Meghann considère qu’il y a un énormément de signification dans ce travail, qui mérite d’être respecté et compris.
L’art amérindien au musée
Meghann déplore le fait que les arts autochtones traditionnels sont rarement représentés dans les expositions d’art contemporain. Pour elle, il y a une grande difference entre l’art traditionnel amérindien et l’art contemporain avec une touche amérindienne : « Il semble que les membres de nos communautés autochtones se forment de plus en plus en école d’art et traitent notre culture davantage comme une ressource avec laquelle faire de l’art contemporain, plutôt qu’une forme d’art à pratiquer en soi et qui vaut la peine de perdurer dans le monde occidental. » Devant cette nouvelle tendance, Meghann se demande s’il y a un avenir pour les arts traditionnels de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, et comment ce déclin potentiel d’intérêt aura un impact sur la culture du potlatch.
Meghann s’inspire d’artistes tels que feu Beau Dick, qui a réussi à avoir une carrière couronnée de succès sur le marché de l’art, mais qui réinjectait l’argent gagné dans la communauté. "Son point de vue était que son travail en tant qu’artiste était de créer, et peu importe où allaient ses créations une fois terminées. Pour lui, faire son travail était représenter notre culture." La majeure partie de l’argent qu’il gagnait était consacrée au système de potlatch et au soutien des autres. Meghann se souvient qu’en 2012, Beau a reçu le prix VIVA, décerné chaque année par la Fondation Jack et Doris Shadbolt, et qu’il a dépensé tout l’argent pour amener les gens d’Alert Bay à la cérémonie de remise du prix afin qu’ils puissent monter sur scène pour accepter le prix avec lui.
Meghann est tout à fait consciente de la tension qui existe entre la tradition et l’innovation dans les sociétés amérindiennes, et ne préconise pas l’une ou l’autre. En repensant à la carrière Beau, elle se rend compte que tout cela n’aurait pu se faire sans un marché de l’art. Aussi, le système économique indien de potlatching (aussi appelé économie d’échange) dans lequel les objets traditionnels fonctionnaient, a presque entièrement disparu aujourd’hui. Il est donc difficile de prendre une culture matérielle qui était très sacrée pour en faire de l’art, et d’adapter ces objets symboliques dans un contexte nouveau. Pour Meghann, certaines personnes sont des catalyseurs de changement et d’adaptation, tandis que d’autres servent d’ancrage à la communauté. Ces derniers sont ceux qui conservent l’énergie et les concepts qui sont censés perdurer, tels que notre relation avec les plantes, les mentors, et les membres de la communauté. "Nous avons besoin de pratiques qui persistent.”
"Comment cela pourrait-il exister sans le marché de l’art ?"



Interagir avec le marché de l’art
De même, Meghann ne perçoit pas le marché de l’art de façon manichéenne. Bien qu’elle ait encore des préoccupations d’ordre éthique à l’égard du marché de l’art, elle cite le travail de Donald Ellis, un galeriste spécialisé dans l’art d’Amérique du Nord qui a joué un rôle important en donnant en retour aux communautés amérindiennes. Elle mentionne par exemple les efforts d’Ellis pour rendre un Sun Mask qui faisait partie de la collection Potlatch à l’U’mista, un centre culturel dans sa collectivité natale d’Alert Bay. Dans l’ensemble, même si elle considère qu’il existe de nombreux problèmes sur le marché de l’art, Meghann estime que certains marchands d’art peuvent vraiment valoriser l’art autochtone et les pratiques traditionnelles, en particulier le tissage qui est souvent considéré comme un simple « ouvrage de femme ». Pour Meghann, il est important d’essayer de rassembler les professionnels des musées, du milieu universitaire et du marché de l’art, car chacun apporte ses propres perspectives et contradictions.
Créer son propre réseau
Pour relier ces différents mondes d’une manière nouvelle et éclairée, Meghann a sa propre idée. De 2015 à 2018, elle a tissé « The Spirit of Shape », qui reproduit un tablier conservé au National Museum of the American Indian fait à partir de morceaux d’une couverture chillkat. Meghann explique que le chilkat a été coupé en deux, et sa valeur augmentait au fur et à mesure qu’il était échangé et coupé. Elle débute maintenant une série de colliers basés sur ce tablier, et aimerait recréer le chilkat pleine grandeur. À terme, toutes ces pièces seraient exposées ensemble, puis seraient elles-mêmes découpées et distribuées à la vente sur le marché de l’art, données à des communautés amérindiennes, ou acquises pour des collections de musées. En tant que tel, ce projet « permettrait de relier tous ces mondes et d’établir des relations entre eux, soulignant les aspects positifs de ces domaines souvent problématiques. » Un projet audacieux à la croisée du patrimoine culturel de Meghann et de la société capitaliste et institutionnalisée à laquelle son travail prend inévitablement part. Tissant, littéralement, le monde de l’art ensemble.

Plus d'informations
Images :
- Meghann O’Brien © Stasia Garraway
- She Came Up Really Fast (2012) laine merino, cachemire, écorce de cèdre jaune ; collection privée ; Kenji Negai photo ; 5 x 8″ © Meghann O’Brien
- Feather Catcher Basket (2008) Y écorce de cèdre jaune; collection privée ; Kenji Negai photo; 2.75 x 2.5″ © Meghann O’Brien
- The Spirit of Shape (2015-2018) laine merino, cachemire, écorce de cèdre; lin; Collection de l'artiste ; 29 x 15″ © Meghann O’Brien
- Tablie d'homme fait à partir d'une couverture chilkat representant une baleine plongeant, attributé à Kaigani Haida (c. 1800-1870) National Museum of the American Indian 16/2768
- One Does Not Exist Without The Other (2017) écorce de cèdre jaune et acrylique; dessin et peinture par Jay Simeon ; collection privée ; 2 x 2″ © Meghann O’Brien
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Site internet de Meghann O'Brien