
Du musée au terrain
Les temples d’Āśāpurī
par Johan Levillain
Āśāpurī, un site médiéval (IXe-XIe siècle) en Inde Centrale, n’a attiré l’attention des archéologues que plusieurs décennies après que des professionnels de musée aient collecté et préservé ses sculptures. Malgré le rôle majeur des musées locaux et d’État dans la préservation du site d’Āśāpurī, celui-ci continue d'être pillé de ses œuvres les plus précieuses.
Dans la relation unissant l’archéologie, le marché de l’art et le musée, l’on envisage volontiers celui-ci comme le dernier maillon de la chaîne : des éléments de culture matérielle sont trouvés, idéalement étudiés, et sont extraits de leur contexte archéologique d’origine pour « terminer » leur voyage dans des collections privées ou publiques (avec ou sans le concours du marché de l’art). Si ce schéma se vérifie, le musée se révèle pourtant parfois être impulseur des fouilles et des réflexions relatives à un marché de l’art éthique. C’est ce que l’on observe en Inde centrale avec la découverte d’Āśāpurī, un site d’époque pré-médiévale (9e-11e siècles) dont le remarquable corpus est longtemps resté enfoui sous ses propres débris. Seuls quelques piliers et montants de porte étaient encore debout à l’orée du 21e siècle, quand le Directorate of Archaeology, Archives and Museums (DAAM) du Madhya Pradesh est intervenu pour transformer ce vaste puzzle de blocs de pierres en un site archéologique d’envergure.
Or, de tels travaux n’auraient probablement pas même débuté sans l’implication de professionnels de musées. Ceux-ci, pendant presque un demi-siècle, ont suscité curiosité et admiration pour un site méconnu et tardivement identifié. Dès les années 1970, quelques pièces sculptées remarquables trouvées lors de prospections de surface à Āśāpurī ont pu être déposées dans deux institutions prestigieuses de Bhopāl, la capitale d’Etat : le State Museum, une institution publique, et le Birla Museum, une initiative privée. Le premier expose aujourd’hui trois sculptures d’Āśāpurī, deux autres étant en réserve et une dernière en dépôt au Triveni Museum d’Ujjain, toujours au Madhya Pradesh ; les collections du second s’articulent en grande partie autour des œuvres d’Āśāpurī, au moins vingt-cinq.


Sans surprise, les premières publications signalant la singularité des sculptures d’Āśāpurī traitent de la collection du Birla Museum. Le volume XXVI de la revue de référence dédiée aux « Beaux-Arts », Mārg, publié en juin 1973, regroupe deux contributions où se manifeste très tôt l’enthousiasme pour ce corpus, dont la pièce la plus saluée est une représentation du couple divin Śiva et Pārvatī tendrement enlacé[1] . Dès 1975, le Birla Museum rédige plusieurs catalogues thématiques rendant compte de manière presque exhaustive de ses collections [2]. Ces minces ouvrages vendus uniquement au musée restent quelque peu confidentiels cependant. Par la suite, un article de M. Rao, publié en 1979, entend renseigner les plus beaux spécimens sculptés de deux des centres de production pré-médiévaux majeurs représentés au Birla Museum : Hinglājgaṛh et Āśāpurī. Parmi les autres professionnels et chercheurs gravitant autour des musées de Bhopāl, l’on peut citer également Prakash Mathur, ancien conservateur au State Museum, qui a rédigé un travail universitaire sur le site d'Āśāpurī, ainsi que S.K. Dwivedi, qui, après avoir travaillé avec le Birla Museum, publie en 1991 une étude consacrée à la sculpture indienne où les exemples d'Āśāpurī occupent une place importante.
Āśāpurī se révèle donc exemplaire pour ce qui est du rôle que le musée est susceptible de jouer dans la recherche et l’archéologie
La quantité d’éléments restés in situ et en surface à Āśāpurī a par ailleurs conduit, dans les années 1990, à la création d’un musée local dans le village éponyme, abritant à ce jour environ 570 sculptures et fragments d’architecture (fig. 2). Dans la même décennie, le DAAM effectue une première intervention à Biloṭā, l’un des « secteurs » d’Āśāpurī situé à moins d’un kilomètre du groupe de temples principal alors encore enfoui.
Venues les premières aux musées de Bhopāl et à leurs gardiens, ce sont ces sculptures sans temples qui ont porté l’intérêt pour un site qu’on allait, pendant plusieurs décennies, faire sortir de l’oubli et, finalement, faire sortir de terre. Āśāpurī se révèle donc exemplaire pour ce qui est du rôle que le musée est susceptible de jouer dans la recherche et l’archéologie, à la source des fouilles qui permettront, dans les années 2010, de retrouver les vénérables fondations de ces temples oubliés.
Aujourd’hui, le site d’Āśāpurī est en grande partie dégagé, étudié [3], et préservé grâce à l’implication de la population locale et intégré à des réflexions plus globales de mise en tourisme grâce au travail des étudiants de la School of Planning and Architecture (SPA) de Bhopāl.



Et après ?
Maillon essentiel dans la connaissance des arts, qu’il soit initial ou final, le musée n’est pas pour autant la panacée pour la sauvegarde – tant matérielle que documentaire – d’un site. En dépit de l’implication d’un nombre croissant d’agents dans l’étude et la conservation d’Āśāpurī, le pillage a clairement porté atteinte au site depuis une date indéterminée.
L’Inde pré-médiévale correspond à une période de boom dans la construction et la sculpture en pierre et à une prolifération de petits centres de productions régionaux. Des images iconiques de divinités majeures aux jeunes femmes gracieuses parant par kyrielles les murs des temples, l’héritage matériel de cette époque est un vivier incomparable pour le trafic d’art.
Déjà, lors de notre première visite à Āśāpurī en 2017, il ne nous a pas été possible d’admirer une superbe représentation du dieu Viṣṇu sous sa forme du sanglier, Varāha, censée être in situ parmi les autres vestiges du complexe (fig. 3). L’enceinte du musée n’oppose malheureusement pas beaucoup plus de résistance aux actes malveillants, et, lors d’un nouveau passage en 2018, nous n’avons pu que constater la disparition d’un couple de jeunes femmes aux attitudes dansantes et parmi les exemples les plus éloquents du savoir-faire des sculpteurs d’Āśāpurī (fig. 4).
Deux images bien différentes mais qui, parce qu’elles incarnent à merveille l’essence de l’Inde pré-médiévale, suscitent nécessairement l’intérêt des amateurs et institutions pouvant se permettre de les acquérir – qu’ils soient de bonne foi ou non.
Quelles collections s’enorgueillissent aujourd’hui, dans le secret, de ces chefs-d’œuvre de l’Inde pré-médiévale ? Nous ne le savons pas, mais espérons qu’un jour la boucle soit « bouclée » et que ces images retrouvent le chemin des musées du Madhya Pradesh.

Plus d'informations
Images :
- Āśāpurī, groupe de temples principal © Johan Levillain
- Āśāpurī Museum © Johan Levillain
- Visnu Varāha, Āśāpurī, milieu du IXe-milieu du Xe siècle, localisation actuelle inconnue © DAAM
- Figures féminines, Āśāpurī, fin du Xe-début du XIe siècle, localisation actuelle inconnue © Johan Levillain
- Vues d'Āśāpurī © Johan Levillain et Louise Deglin
[1] AUn papier de l'éditeur en chef, M.R. Anand, où il raconte sa visite au Birla Museum et un article de K.D. Bajpai – conservateur au musée de Mathurā (Uttar Pradesh) proposant une rétrospective de l'art statuaire du Madhya Pradesh ancien.
[2] Les Vaiṣṇava Gallery, Siva Gallery et Devi Gallery Catalogue. Le Minor Deities Catalogue ne sera publié qu’en 1992.
[3] En 2013, le « Ashapuri Temples Project », financé par le World Monument Fund et l'université de Cardiff (Pays de Galles) permet d'entamer de nouvelles recherches de terrain, véritable chantier-école pour les étudiants de Bhopāl. Le projet est entre autres mené par Adam Hardy, qui dans la foulée publiera un article où est déjà évoquée la possibilité de remonter certains temples par anastylose. La première monographie du site est publiée en 2014 par Ashok Shah. Outre une thèse en préparation sur Āśāpurī, notre première contribution prend la forme d’une note consacrée à l’iconographie de Viṣṇu Varāha à Āśāpurī.
Anand M.R., 1973: « Souvenirs of Madhya Pradesh Sculptures », Mārg, vol. xxvi (n° 3), pp. 2-26. Bajpai K.D., 1973: « Madhya Pradesh Sculpture Through the Ages », Mārg vol. xxvi (n° 3), pp. 27-49. Dwivedi S.K., 1991: Temple Sculptures of India With special reference to the sculptures of the Bhūmija Temples of Malwa, Delhi: Agam Kala Prakashan. Hardy A., 2015: « Ashapuri : resurrecting a medieval temple site », in Verghese A. and Dallapiccola A.L. (ed.), Art, Icon and Architecture in South Asia: Essays in Honor of Dr Devangana Desai, vol. II, New Delhi: Aryan Books International, pp. 338-348.
Levillain J., 2018: « Entre Gūrjara-Pratīhāra et Paramāra, étude de l’iconographie de Varāha à Āśāpurī (Madhya Pradesh) », Arts Asiatiques, vol. 73, pp. 135-146.
Rao M., 1979: « Some notable Paramāra sculptures of Birla Museum, Bhopal », in SHARMA R.K. (ed), Art of the Paramāras of Malwa, Delhi: Agam Kala Prakashan, pp. 76-89.
Shah A., 2014: Ashapuri, The Cradle of Paramara & Pratihara Art, Temples Unveiled, Delhi: Bookwell.