
Les Égyptiens et leur patrimoine
Le lien brisé
par Maryan Ragheb
Le prestigieux défilé des momies royales de l'Égypte antique s'est tenu en avril cette année dans les rues du Caire, au milieu de célébrations extravagantes et de spectacles de danse et de musique bien chorégraphiés et préenregistrés. Cet événement avait pour but de célébrer le transfert des 22 momies royales de l'ancien Musée du Caire, connu sous le nom de Musée Égyptien, vers le nouveau Musée National de la Civilisation Égyptienne. La nouvelle de la parade est parvenue à plusieurs médias dans le monde, suscitant une multitude de réactions de la part de différents groupes sociaux et culturels.
Certains ont critiqué l'idée de faire défiler des ancêtres décédés, tandis que d'autres l'ont envisagé sous l'angle de la démonstration de la légitimité du pouvoir égyptien contemporain. D’autres encore y ont vu un "événement nationaliste célébrant l'histoire égyptienne [...]". Chacun a considéré l'événement selon sa propre perspective, environnement, et expérience. Cela était un moment pour moi très révélateur, alors que je guettais avec impatience les réactions de mon entourage et de mes très diverses connaissances sur les réseaux sociaux. Il est certain que l'événement a mis en avant l’opinion des Égyptiens sur leur propre patrimoine. Ainsi, j’examine ici brièvement le sentiment des Égyptiens sur la parade des momies royales dans le cadre socioculturel plus large de l'Égypte contemporaine.
Le transfert des momies de leur ancien emplacement vers le nouveau musée s'inscrit dans le cadre du grand plan du gouvernement visant à redessiner le paysage touristique du Caire. Par ce plan, le gouvernement entendait relancer cette industrie qui a souffert de la pandémie de COVID-19. Le tourisme constitue un gain économique indispensable au pays, avec une part s'élevant à 11,9 % du PIB égyptien en 2018. Et ce tourisme repose principalement sur la fascination des étrangers pour une version orientalisée et romancée de l'Égypte ancienne. La motivation touristique de la parade des momies a ainsi été explicitée dans les tweets du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avant le défilé, exhortant le monde entier à regarder l'événement. Un sentiment qui a également été constamment mentionné par les présentateurs des télévisions locales lors de leurs commentaires tout au long de l'événement. En fait, le tourisme est au cœur de la plupart des décisions prises par le gouvernement égyptien en matière d'archéologie. Ce mariage entre le tourisme et l'archéologie s'est matérialisé, en 2019, par la fusion de l'ancien ministère des Antiquités égyptiennes, l'organe directeur chargé des services des antiquités et des activités archéologiques, avec le ministère du Tourisme, devenant le ministère du Tourisme et des Antiquités en 2019. Ce faisant, le gouvernement a confirmé que pour l'Égypte, l'archéologie et le tourisme ne font qu'un.


Cependant, placer l'archéologie dans la même catégorie que le tourisme et la rentabilité économique conduit à deux résultats indésirables : la marchandisation du patrimoine et l'aliénation des Égyptiens modernes, ce qui les prive de leur capacité à construire leur patrimoine. Plusieurs journalistes et commentateurs non-égyptiens ont déjà observé ces deux tendances lors du défilé des momies. Ils ont souligné l'absence du public sur le parcours du défilé, ainsi que les règlements mis en place pour éloigner les spectateurs égyptiens du parcours et les confiner dans leurs résidences au moment de l'événement. Il va de soi que des remarques ont été faites sur le titre cliché de "The Golden Mummy Parade" (la parade des momies dorées), ainsi que sur les thèmes romancés dépeints lors de l'événement, destinés à séduire la vision des étrangers sur l'Égypte ancienne.
Toujours selon ces journalistes, ce désir de plaire aux étrangers a conduit à traiter les momies et l'histoire de nos ancêtres comme une marchandise pour accroître le tourisme. Toutes ces critiques ne sont effectivement pas totalement infondées. Mais l'horrible vérité est que ces décisions et attitudes des gouvernements locaux sont, malheureusement, une conséquence de la manipulation coloniale et post-coloniale du patrimoine égyptien. La marchandisation du patrimoine et l'aliénation de la population locale en Égypte sont intimement liées aux pratiques archéologiques depuis le XVIIIe siècle. Il y a toujours eu un énorme fossé entre la population égyptienne moderne et son patrimoine égyptien ancien. C'est ce décalage qui fait que la découverte, l'étude et l'utilisation de ce patrimoine n'intéressent que les étrangers.
Le récit de la "race dynastique" d'une culture très avancée, intellectuelle et supérieure qui a précédé les Égyptiens modernes survit dans l'Égypte moderne, bien qu'avec une tournure nationaliste
Au début du XXe siècle, l'archéologue britannique Flinders Petrie a proposé la théorie de la "race dynastique" pour expliquer l'essor de l'Égypte ancienne. Selon Petrie, la race africaine prédynastique aurait été remplacée par une race plus avancée venue de Mésopotamie, ce qui aurait permis l'établissement de l'État et de la civilisation de l'Égypte ancienne. Le récit de la "race dynastique" d'une culture très avancée, intellectuelle et supérieure qui a précédé les Égyptiens modernes survit dans l'Égypte moderne, bien qu'avec une tournure nationaliste. Les Égyptiens d'aujourd'hui qui sont fiers de leur patrimoine ont tendance à croire en la supériorité de leurs ancêtres, ce qui, en fin de compte, fait de l'histoire rien de plus qu'un mythe. Cette interprétation hypertrophiée de l'histoire a créé une division entre les Égyptiens modernes et les Égyptiens anciens qui n'est pas reconnue par certains Égyptiens, mais célébrée par d'autres qui apprécient être séparés d'une culture polythéiste. Que ce soit en raison de la vision nationaliste de l'histoire qu'ont certains Égyptiens de nos jours, ou de leur rejet total de tout ce qui a trait au passé, les archéologues étrangers préfèrent éviter de communiquer avec les locaux au sujet de leur patrimoine.
Comme les chercheurs étrangers ont dominé le domaine de l'archéologie aux XIXe et XXe siècles et que les publications académiques n'étaient disponibles qu'en langues étrangères, les étrangers ont finalement été considérés comme mieux informés sur l'histoire de l'Égypte ancienne. L'interaction avec la population égyptienne, qui ne fournit que des fouilleurs recevant un salaire quotidien pour leur travail, a confirmé de manière inhérente aux locaux que les objets qu'ils mettent au jour eux-mêmes n'ont de valeur que s'ils sont donnés à des experts étrangers. Les Égyptiens, en revanche, devraient se contenter de ce qu'ils gagnent sans chercher à être consultés pour l'interprétation, l'étude et l'analyse des fouilles. Le mépris des archéologues étrangers envers la culture égyptienne moderne a éliminé la capacité du peuple égyptien à participer à la construction de son passé. Cette pratique a aussi réduit la valeur du patrimoine archéologique égyptien à un simple aspect monétaire.
De plus, les pratiques archéologiques en Égypte et au Moyen-Orient ont longtemps été enracinées dans des agendas politiques, qui soutenaient l'implication des puissances occidentales au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les archéologues britanniques et américains travaillant au Moyen-Orient ont utilisé leur expertise en matière de techniques de prospection pour des activités de surveillance et d'espionnage, comme l'a expliqué Lynn Meskell. D'où la méfiance persistante des Égyptiens envers les archéologues étrangers. Cela est particulièrement évident dans l'exigence imposée par le ministère du Tourisme et des Antiquités de procéder à des vérifications des antécédents de chaque membre de chaque équipe archéologique étrangère. L'utilisation de drones et de photographie aérienne est également désormais strictement interdite, sauf en cas d'autorisation militaire, à condition d'utiliser des drones militaires égyptiens.



Les fonctionnaires du gouvernement égyptien se montrent également très réticents à accorder des permis aux équipes étrangères qui souhaitent entreprendre des projets en lien avec les communautés locales. Ainsi, même si l'archéologie en collaboration avec les populations locales s'est largement répandue dans le monde il y a environ 50 ans, cette pratique n’a été que lentement adoptée en Égypte dans les années 1990. Ces conditions ont conduit à une interaction minimale aujourd'hui entre les archéologues et les communautés dans lesquelles ils travaillent. Avec moins de 5% des projets archéologiques en Égypte ayant une composante communautaire, les populations locales restent éloignées de l'interaction avec leur patrimoine. Les projets communautaires qui existent s'appuient principalement sur l'"éducation" du public et la "reconnexion avec leur patrimoine", présentant les archéologues étrangers comme les sauveurs du patrimoine égyptien ancien, et perpétuant les mêmes stratégies déployées par les archéologues du XIXe et XXe siècles qui se présentaient comme mieux informés que les Égyptiens, détenteurs des meilleures pratiques et connaissances que les locaux.
Après la révolution de 1952, les fonctionnaires travaillant dans les services nationalisés du pays, y compris celui des antiquités, ont continué les mêmes pratiques qui avaient été développées dans un esprit colonial par les étrangers occupant précédemment leur poste. L'idée que le patrimoine égyptien appartient au "monde" plutôt qu’aux Égyptiens a fait que l’on pense qu'il doit être protégé des locaux. C'est là que se trouve le gouffre entre les touristes et les locaux. La nationalisation du gouvernement n'a pas conduit à l'indépendance et à l'autonomie de l'Égypte, elle n'a fait que placer des ressortissants égyptiens au pouvoir pour travailler avec les mêmes attitudes et privilèges que les étrangers. En fin de compte, il est devenu évident que, même à l'époque post-coloniale, le patrimoine et l'archéologie ne sont pas destinés à la population locale et ne la concernent pas, mais sont plutôt une marchandise à exploiter pour le tourisme.
Il n'est donc pas surprenant que les Égyptiens cherchent à séduire et à plaire aux étrangers, après tout, les étrangers sont les principaux consommateurs de la culture égyptienne. Ce sont également les touristes qui apportent des bénéfices économiques au pays. Alors que l'"égyptomanie" est un terme utilisé pour désigner le regain d'intérêt des sociétés occidentales pour l'Égypte ancienne, l'Égypte a créé sa propre "égyptomanie" lors de la parade des momies royales, pour parler au monde extérieur en utilisant le même vocabulaire. Alors que la parade semblait être un événement qui s'adressait entièrement aux étrangers et qui excluait les citoyens égyptiens, transformant en marchandise le propre patrimoine du pays et utilisant une égyptomanie fabriquée en Égypte, il est important de se rappeler l'étendue des dommages causés par le colonialisme sur la vision contemporaine de l'Égypte envers son patrimoine ancien.
Avec moins de 5% des projets archéologiques en Égypte ayant une composante communautaire, les populations locales restent éloignées de l'interaction avec leur patrimoine. Les projets communautaires qui existent s'appuient principalement sur l'"éducation" du public et la "reconnexion avec leur patrimoine", présentant les archéologues étrangers comme les sauveurs du patrimoine égyptien ancien.

Plus d'informations
Images :
- Défilé des 22 momies royales vers leur nouvel emplacement au Musée National de la Civilisation Égyptienne. © AP Photo
- Tom Pomdore, Temple de Karnak et le Sphinx
- Flo P, Pyramides de Gizeh
- Dario Morandotti, Vue aérienne des Pyramides
[1] Artnet
[2] Egypt Independent; Egypt Today
[3] Egypt Today
[4] EIPSS
[5] Wendrich, Willeke. 2010. “Egyptian Archaeology: From Text to Context.” In Egyptian Archaeology, edited by Willeke Wendrich, New York: Wiley-Blackwell, p. 2.; Kemp, Barry. 2018. Ancient Egypt: Anatomy of a Civilization, London: Routledge, p. 47.
[6] Meskell, Lynn. 2020. “Imperialism, Internationalism, and Archaeology in the Un/Making of the Middle East.” American Anthropologist 122 (3): 554-567.
[7] Ibid.
[8] Näser, C. & Tully, G. 2019. “Dialogues in the making: Collaborative archaeology in Sudan.” Journal of Community Archaeology & Heritage, pp. 155.
[9] Näser, C. & Tully, G. 2019. “Dialogues in the making: Collaborative archaeology in Sudan.” Journal of Community Archaeology & Heritage, pp. 155.
[10] Näser. C., 2019. “Exploring attitudes towards the archaeological past: Two case studies from majority Muslim communities in the Nile valley.” Journal of Social Archaeology 19(3).
[11] Reid, D. M. 2015. Contesting antiquity in Egypt: archaeologies, museums & the struggle for identities from World War I to Nasser. Cairo: The American University in Cairo Press.